Ancien élève de La Fémis, le directeur de la photographie Amine Berrada AFC montre toute l’étendue de son talent dans deux longs-métrages en sélection à Cannes 2023. Sur « Les Meutes » de Kamal Lazraq, entièrement tourné de nuit, il construit une image très sombre qui traduit l’errance sans fin des personnages. Ce drame policier a reçu le prix du Jury Un Certain Regard. À l’inverse, « Banel et Adam », de la réalisatrice Ramata-Toulaye Sy, est un film solaire aux limites du conte. Cette histoire d’amour était nommée en sélection officielle à Cannes.
Le directeur de la photographie Amine Berrada partage à ARRI son expérience de tournage sur ces deux films tournés en ALEXA Mini.
« Les Meutes » a entièrement été tourné de nuit dans la banlieue de Casablanca, Maroc. Comment avez-vous abordé ce film très sombre ?
« Les Meutes » est une plongée dans les bas-fonds de Casablanca, avec ce père et son fils qui doivent se débarrasser du corps d’un homme avant le lever du jour. Ils évoluent en périphérie de la ville, comme si celle-ci les rejetait sans cesse. Mais nous sommes toujours en empathie avec eux. On ne les prend jamais de haut. Quand j’ai lu le scénario, j’ai pensé à « L'Enfer » de Dante. Ça m’a beaucoup aidé à construire l’image, comme de plus en plus noire au fur et à mesure qu’avance l’intrigue. Les personnages sont vraiment les damnés de la terre. C’est comme s’ils sortaient d’un cercle de l’enfer pour entrer dans un autre. Ils sont en permanence dans l’urgence. J’avais plusieurs références cinématographiques pour ce film. La trilogie « Pusher » de Nicolas Winding Refn pour le côté brut, rugueux. J’ai pensé aussi aux frères Safdie avec « Good Time », même si la caméra est un peu plus stable chez eux. J’avais aussi en tête « Kinatay » de Brillante Mendoza, qui se passe toute une nuit dans une voiture.
Quelles étaient les demandes du réalisateur Kamal Lazraq en matière d’image ?
Je connaissais un peu Kamal puisqu’on a fait tous les deux La Fémis, mais à des époques différentes. Le réalisateur souhaitait une caméra hyper immersive, proche du documentaire pour ce film. Comme il voulait travailler avec des comédiens non-professionnels, nous avons cherché à les mettre dans des conditions de tournage optimales. Tous nos choix ont été faits en fonction de cette contrainte. Nous avons tourné le film dans la continuité pour que les acteurs ne soient pas perdus. Nous ne pouvions pas leur demander de faire plusieurs prises ou de respecter des marques. Il fallait donc nous adapter à leur jeu en permanence, d’où le tournage caméra à l’épaule. Même chose en matière de lumière, je devais éclairer à 360° pour pouvoir laisser le champ libre aux comédiens et les suivre en cas de besoin. Du coup, je ne pouvais pas avoir de pied au sol. Je faisais mes mises en place avec des sources en hauteur pour que cela ne se voie pas à l’image.
Vous êtes souvent dans des plans très sombres, avec très peu d’éclairage. C’est un peu un rêve de chef opérateur. Comment avez-vous géré cela ?
Ce qui m’intéressait dans « Les Meutes » c’est l’adéquation entre un cadrage très documentaire et une image très sombre, entièrement tourné de nuit. J’ai adoré jouer avec les codes du film noir avec ce film, les forts contrastes notamment. C’est très pictural, en fait, le noir. C’est comme partir d’une toile blanche en peinture. Cela laisse une place importante à l’éclairage. À partir du noir, on décide ce que l’on va révéler ou pas. Souvent, je ne laissais voir que le reflet d’un œil, quelques brillances sur la peau. Je n’éclairais rien d’autre. « Les Meutes » est une plongée dans les abysses. On est perdu, comme le père et son fils. Ils ne savent plus quoi faire pour s’en sortir. Le noir devient comme un personnage. Dans les rues, j’utilisais beaucoup la lumière environnante. Casablanca est une ville très éclairée au sodium. Je devais souvent éteindre des lampadaires pour donner une direction à la lumière et éviter que tout ne soit pas uniformément orangé. J’aimais cette teinte sodium saturée, et je cherchais souvent à l’accentuer pour donner l’impression que la ville était en feu. J’utilisais aussi des boules chinoises sur batterie, avec un blanc un peu cyan pour obtenir du contraste de couleur.
Pourquoi avez-vous choisi de tourner « Les Meutes » avec l’ALEXA Mini ?
J’ai pas mal hésité entre différents modèles de caméra. J’ai fait des essais comparatifs, mais j’ai finalement opté pour l’ALEXA Mini. C’est une caméra que je connais bien. Je savais comment elle réagirait, notamment dans les basses lumières. Son encombrement réduit me plaisait aussi beaucoup. Surtout que je tournais le film entièrement à l’épaule et que j’avais beaucoup de scènes de voiture. Et puis, je cherchais une texture brute, rugueuse, mais sans forcément rajouter de grain car j’aimais bien le bruit naturel de cette caméra. Pour cela, j’ai utilisé l’ALEXA Mini entre 1600 et 2000 ISO. Cela nécessitait d’éclairer de façon très juste. On ne peut pas se tromper d’exposition sinon le bruit monte et l'image devient plate. En contrepartie, j’avais moins de dynamique, mais cela ne me dérangeait pas.